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Lazaro, Christoph

Du code-source au code-texte : normes et pratiques textuelles au sein de la communauté Debian

Introduction

Chartes, codes de conduite, modes d’emploi, documents techniques, guides à l’intention des usagers… une multiplicité de ressources textuelles envahit l’Internet afin d’orienter et d’encadrer les activités numériques des collectifs et des personnes. Toute cette « matière grise » finit par former une nébuleuses informationnelle dont on connaît encore peu le rôle et les effets sur les activités des internautes.

Dans le cadre de cette contribution, nous souhaitons proposer quelques pistes de réflexion au sujet de ce phénomène à partir de l’examen des « pratiques textuelles » des membres d’une communauté en ligne dédiée au développement de logiciels libres. Il s’agit de tenter de montrer et de comprendre comment diverses ressources textuelles sont créées, négociées, discutées par les membres afin de soutenir l’activité principale de création de logiciels.

Pour éclairer ce phénomène, nous nous basons sur une approche de nature ethnographique et, en particulier, sur une enquête de terrain consacrée à la communauté Debian, qui a pour but le développement d’un système d’exploitation basé sur le noyau Linux [1]. Outre le travail de nature purement technique, nous essaierons de montrer comment les participants au projet Debian entrent, de manière constante, en dialogue avec une multitude de ressources textuelles. Comme nous le verrons, ces textes – des documents fondateurs de nature philosophique ou idéologique, des documents de nature juridique comme les licences, des documents de nature technique comme les guides de développement – sont destinés à organiser les modalités de participation, de coopération et d’entraide au sein du projet.

De manière générale, notre objectif est de souligner à quel point, dans le « mouvement du libre », code (source) et texte sont intrinsèquement liés. Si chacun de ces deux éléments déploie une normativité qui lui est propre, c’est leur conjonction qui permet de saisir les ressorts d’un projet comme Debian.

Il faut d’emblée noter que le « mouvement du libre » se fonde sur un étrange hybride technico-légal : l’association entre un programme informatique et un texte juridique, entre un logiciel et une licence copyleftée. L’originalité du mécanisme de copyleft est de transformer les droits reconnus à l’auteur de manière automatique par les règles légales en matière de propriété intellectuelle en libertés au profit des utilisateurs, en les formalisant au sein d’une licence dans laquelle l’auteur détermine les modalités d’exploitation de son œuvre. Pratiquement, cela signifie que les exigences en termes de libertés émises par l’auteur originaire sont susceptibles de se propager ; ainsi, elles s’appliquent de manière automatique à chaque nouvelle copie du logiciel ainsi qu’à chaque logiciel qui en est dérivé. Ce retournement des principes du droit d’auteur au bénéfice de la liberté des utilisateurs témoigne sans aucun doute de toute l’ingéniosité du mouvement du logiciel libre. En effet, l’originalité du concept de copyleft est de tirer son efficacité du cadre légal tout en le retournant pour consacrer la « viralité » de l’œuvre initiale. Ainsi, est dit « libre » le logiciel qui, comme par contagion, se propage et contamine tout programme qui en dérive et tout acte ultérieur de distribution [2]. Comme le souligne Ph. Laurent, « quoi de plus admirable qu’un droit qui permette l’élaboration de son contraire… qu’un système basé sur l’appropriation intellectuelle des œuvres autorise les auteurs à refuser, par le biais de contrats de licence, cette appropriation et à empêcher quiconque de la revendiquer, de sorte que la communauté entière en profite ? » [3].

Au-delà des licences libres ou copyleftées, nous mettrons l’accent sur le fait qu’au sein du projet Debian, il existe une série de textes fondamentaux permettant d’« éduquer » les membres, de normaliser les pratiques et par rapport auxquels les débianistes construisent progressivement le sens normatif de leur engagement. Ces textes doivent être véritablement considérés, pour employer la terminologie de B. Latour, comme des actants, c’est-à-dire des entités permettant de nourrir les pratiques, de mobiliser et d’associer les membres pour fabriquer un collectif, fabriquer ce que certains appelleraient du social, du communautaire [4].

I. Brève esquisse du projet Debian

La communauté Debian, stimulant la participation de plusieurs milliers d’individus – utilisateurs et développeurs – éparpillés à travers le monde, s’impose comme une entité incontournable et singulière de ce mouvement en réseau défendant la « liberté logicielle ». En effet, elle se distingue notamment par le rôle qu’elle a joué au cours de l’histoire de ce mouvement mais également par un haut degré de sophistication tant sur le plan technique qu’organisationnel.

D’un point de vue technique, le projet Debian, comme le site web l’indique, est « une association d’individus qui ont pour cause commune de créer un système d’exploitation libre ». Un système d’exploitation est l’ensemble des programmes de base et des utilitaires qui permettent à un ordinateur de fonctionner. Toutefois, le projet Debian est bien plus qu’un simple système d’exploitation. En effet, Debian est une des principales distributions Linux, c’est-à-dire un ensemble cohérent de plusieurs outils et composants : bien entendu un noyau Linux, mais également des logiciels (un navigateur web, un lecteur de mail, un serveur FTP, etc...), une méthode pour installer et désinstaller facilement ces programmes, un programme d’installation du système d’exploitation.

Il est d’usage au sein de mouvement du logiciel libre de souligner le gigantisme technique du projet Debian en faisant référence au nombre de paquets qui constituent la distribution. A ce jour, celle-ci contient plus de 16 000 paquets ; les paquets étant des composants logiciels précompilés conçus pour s’installer facilement sur un ordinateur. A cet égard Debian dispose de la plus grande logithèque prête à l’emploi parmi les distributions Linux.

Outre son nombre vertigineux de paquets, la distribution Debian, contrairement à ses concurrentes, a la particularité d’être disponible pour de nombreuses architectures différentes. Ainsi, la distribution Debian est susceptible de fonctionner sur des ordinateurs qui vont des palmtops et ordinateurs de poche jusqu’aux supercalculateurs, en passant par presque toutes les machines intermédiaires. Ici encore, Debian témoigne d’un certain gigantisme, ses concurrentes se limitant généralement à une ou deux architectures différentes.

Le projet Debian reste toujours aujourd’hui le seul distributeur Linux majeur qui ne soit pas une entité commerciale. Il est le fruit du travail d’une association internationale composée d’un millier de développeurs à travers le monde, dont la plupart est établie en Amérique du Nord et en Europe. Dans le cadre de cette esquisse, l’enquête de terrain a révélé que deux aspects socio-politiques sont régulièrement évoqués par les fans de logiciels libres pour caractériser le projet Debian.

D’une part, celui-ci se caractérise par la volonté permanente de mettre à disposition des utilisateurs des logiciels de haute qualité technique, ce qui amène la plupart à le qualifier de projet « pour puristes ».

D’autre part, il se caractérise par un haut degré de transparence et de formalisation quant à ses modalités d’organisation, de prise de décision et ses processus de développement logiciel. A cet égard, Debian dispose de documents « normatifs » comme un Contrat Social à l’intention des utilisateurs et une Constitution pour organiser le projet. En outre, pour atteindre et maintenir le plus haut niveau de qualité possible, Debian a adopté un vaste ensemble de règlements et de procédures à caractère technique destinés à faciliter et coordonner le travail des développeurs.

II. Les ressources textuelles

Il est possible d’identifier cinq types de ressources textuelles parmi les grande diversité des documents utilisés dans le cadre du projet Debian. Nous allons brièvement les passer en revue.

A. Les documents de nature « philosophique » : le Contrat social

Quelques années après le lancement du projet Debian (1993), les membres du projet Debian ont ressenti la nécessité de formaliser leur démarche au sein de plusieurs textes qu’ils qualifient eux-mêmes de « fondateurs ». Il s’agit du « Debian Social Contract » et des « Debian Free Software Guidelines ». Ces textes constituent la base axiologique, voire idéologique du projet et, à ce titre, procèdent d’une démarche proprement militante. De manière générale, il s’agissait de consacrer une série de principes destinés à expliciter la « philosophie du libre » sous-jacente aux activités du projet et poser un certain nombre de lignes directrices dans cette perspective.

Le document fondateur principal sur lequel repose le projet Debian est appelé usuellement le Contrat social, terme pour le moins chargé philosophiquement… L’élaboration d’un tel contrat social s’inscrit dans un contexte déterminé. Ainsi, l’apparition, aux côtés de la célèbre GPL, d’autres licences consacrant selon diverses modalités le principe du copyleft posait de plus en plus de problèmes aux membres du projet Debian pour tracer avec précision la limite entre ce qui pouvait être considéré comme libre et ce qui ne l’était pas. A cette confusion engendrée par la multiplication de licences concurrentes s’ajoutait aussi le fait que Debian n’avait jamais clairement indiqué les critères à prendre en compte pour définir la « liberté logicielle ».

Il est intéressant de s’arrêter brièvement sur le titre du message envoyé par B. Perens, chef de projet à l’époque, pour annoncer cet événement aux membres du projet Debian, car il révèle bien l’intention de son auteur et de ses partenaires. Intitulé « Debian ‘s ‘social contract’ with the free software community », ce texte se veut assurément plus qu’un document à l’usage exclusif du seul projet Debian : il a non seulement vocation à clarifier les engagements de Debian à l’égard de la « communauté open source », mais il vise aussi à positionner le projet Debian au sein de ce mouvement émergent et, par là, à lui servir de modèle. Ainsi, dans ce même message peut-on lire les propos suivants : « We hope that other software projects, including other Linux distributions, will use this document as a model. We will gladly grant permission for any such use ». Ce vœu formulé à l’époque par le chef de projet Debian s’est par la suite réalisé. En effet, d’autres distributions, comme Gentoo par exemple, se sont inspirées du Contrat Social de Debian en y apportant tantôt certaines clarifications, tantôt certaines modifications.

B. Les documents de nature juridique : les licences libres

Les documents de nature juridique – les licences associées aux logiciels [5] – constituent une part importante des ressources textuelles au sein du projet Debian.

Pour bien comprendre l’importance de ce type de ressources, il faut savoir que l’essentiel du travail des développeurs Debian consiste à empaqueter des logiciels déjà existants, c’est-à-dire qui n’ont pas été conçus en propre par ceux-ci au sein du projet Debian. La plupart des développeurs Debian jouent d’abord un rôle de mainteneur. Celui-ci se distingue du véritable développeur, auteur de logiciel, en ce qu’il se contente en général de partir d’un logiciel existant pour le transformer en paquet afin de l’intégrer dans l’ensemble de la distribution Debian.

Dans ce cadre, les développeurs Debian devront à l’occasion de leur activité d’empaquetage tenir compte des conditions et des termes des licences d’utilisation associées aux logiciels qu’ils traitent, telles qu’elles ont été déterminées par les auteurs originels.

C. Les documents de nature institutionnelle : la Constitution

Le projet Debian se caractérise par un haut degré de sophistication sur le plan organisationnel et politique. En effet, pour coordonner la participation d’environ un millier de développeurs, ses membres ont progressivement formalisé au sein de documents une série de règles de nature politique relatives à la structure organisationnelle du projet et aux processus de prise de décision.

A cet égard, le document central est la « Constitution ». Ce document a vocation à décrire le statut et le rôle d’un certain nombre de figures et d’instances institutionnelles sur lesquelles repose l’organisation du projet Debian. En particulier, la Constitution précise leurs prérogatives et leurs responsabilités, leur mode de nomination et leur composition. En outre, elle pose une série de règles relatives aux diverses procédures de prise de décision indispensables au bon fonctionnement du projet.

Dans son article 2, la Constitution énumère les « corps et individus prenant les décisions » ; au rang de ceux-ci figurent : les développeurs, le Chef du Projet, le Comité Technique et/ou son Président, le développeur individuel travaillant sur une certaine tâche, les Délégués nommés par le Chef du Projet pour des tâches spécifiques, le Secrétaire du Projet. Bien qu’il existe une pluralité de figures institutionnelles, le développeur constitue cependant la figure paradigmatique des instances du projet Debian. En principe, le développeur doit être non seulement consulté préalablement à toute prise de décision, mais surtout il dispose de certains pouvoirs formellement définis par la Constitution susceptibles d’infléchir considérablement les directions du projet. Outre la maîtrise technique sur les paquets logiciels qu’il prend en charge, celui-ci dispose, conformément au fonctionnement démocratique propre à Debian, d’un droit de proposition ou de soutien des projets de nouveaux règlements (résolutions générales) ainsi qu’un droit de vote à l’occasion des procédures de résolution et des élections du chef de projet.

D. Les documents de nature technique : les guides de développement

Les documents de nature technique forment un ensemble de bonnes pratiques destinées non seulement à faciliter le travail technique mais surtout à coordonner l’action de développeurs situés aux quatre coins du monde.

Le document technique le plus crucial s’intitule la Charte Debian (Debian Policy) ; il fixe un ensemble complexe de standards techniques destinés à assurer la qualité des paquets et la parfaite interopérabilité et fonctionnalité de l’ensemble des paquets composant la distribution. En particulier, cette charte, à vocation normative, aborde des questions relatives à la conception du système d’exploitation, ainsi qu’aux exigences techniques que chaque paquet doit satisfaire afin d’être inclus dans la distribution. On notera qu’une des caractéristiques essentielles de ce document est sa flexibilité. Ainsi, quiconque le souhaite – cela inclut donc certains utilisateurs chevronnés ou des développeurs externes – peut proposer une modification de la charte Debian suite à la soumission d’un rapport de bogue (« sévérité » wishlist) concernant la charte. Un développeur, membre du projet, peut alors en faire une proposition officielle qui sera soumise à discussion sur la liste de discussion créée à cet effet. En cas de consensus, l’amendement sera appliqué au texte par un groupe spécifique de mainteneurs. Le processus éditorial de la charte est donc relativement ouvert et susceptible d’évoluer continuellement au gré des propositions formulées.

Véritable bible technique, cette charte est en outre complétée par une série de documents à valeur plus informative. Un des plus importants d’entre eux est celui intitulé « La référence du développeur Debian ». Le but de ce document est de donner une vue d’ensemble des procédures à suivre et des ressources mises à la disposition des développeurs Debian. Les procédures expliquent notamment comment devenir responsable Debian, comment créer de nouveaux paquets, comment gérer les rapports de bogues, comment déplacer, effacer ou abandonner un paquet, etc. Les ressources présentées dans ce manuel concernent, quant à elles, les outils techniques permettant aux développeurs d’accomplir leur travail.

D. Les documents de nature épistémique : les listes de discussions et les archives

Globalement, le projet Debian repose sur deux modes de coopération cognitive : l’assistance et la collaboration. Concrètement, cette coopération bicéphale s’organise principalement au sein de listes de discussion qui apparaissent comme le moyen privilégié de communication [6], et à ce titre, sont des indicateurs précieux de l’activité du projet. A cet égard, on peut remarquer que ces listes permettent d’assurer une forme spécifique d’organisation et de division cognitive du travail entre usagers et développeurs [7], qui se manifeste de manière significative lorsqu’on considère attentivement ces listes de discussion.

Dans un premier temps, on ne peut manquer d’être surpris par le très grand nombre de listes de discussion que le projet Debian met à disposition des participants (Debian héberge environ 160 listes de discussion) et la très grande variété des sujets qui y sont consacrés. Cette multiplicité est le reflet de plusieurs types de segmentations au sein du projet. La grande variété de thèmes auxquels sont consacrées les listes de discussion révèle la diversité des tâches devant être accomplies pour mener le projet à bien. Il existe donc un nombre considérable de listes dédiées à des activités spécifiques comme le système de suivi de bogues, les problèmes de traduction et d’internationalisation, les questions juridiques, le noyau du système d’exploitation, les environnements graphiques, etc. A cette segmentation « technico-thématique » se superpose aussi une segmentation de nature « géographique ». On peut en effet répertorier diverses listes à caractère national rassemblant les membres d’une même zoner géographique ou linguistique comme debian-french, debian-chinese, debian-russian, etc.

Ensuite, il faut noter l’existence de listes de discussion consacrées exclusivement à l’information des participants. Ne suscitant aucun fil de discussion, ces listes de type « actualités » (debian-annonce, debian-news) ont vocation à informer les membres de l’état d’avancement du travail ainsi que des événements ponctuant la vie de la collectivité.

Enfin, une caractéristique essentielle de ces listes doit être évoquée : leur accessibilité au public. Pour la plupart, ces listes sont d’accès libre ; quiconque le souhaite peut s’y abonner et suivre ainsi les discussions qui s’y tiennent. Cette ouverture contribue souvent à réunir au sein d’une même liste utilisateurs et développeurs.

L’utilisation de ces listes de discussions passe par un véritable apprentissage, impliquant notamment de savoir s’orienter dans ce gigantesque labyrinthe que forment les archives des listes de discussion. La connaissance des archives permet de participer activement aux listes de discussion, en posant les bonnes questions ou en intervenant de manière judicieuse sans risquer de se voir sanctionné, en cas de requête peu pertinente, par une invitation à approfondir un sujet déjà traité auparavant, ou pire de se voir opposer un RTFM, Read The Fucking Manuel ou un STFW, Search the Fucking Web, par les moins tolérants, aussi rares soient-ils.

III. Le contrat social

Dans cette section, nous mettrons l’accent sur les documents dits « fondateurs » du projet pour en souligner la surprenante vitalité.

A. Deux textes “en miroir”

Le Contrat social de Debian se divise en deux parties qu’il faut lire en miroir : l’une consacrée aux engagements du projet Debian envers la « communauté des logiciels libres », l’autre aux principes du logiciel libre selon Debian.

1. L’engagement envers la « communauté des logiciels libres »

Cette partie du Contrat social vise à préciser les engagements du projet Debian à l’égard de la « communauté des utilisateurs » ; elle s’articule autour de 5 dispositions qu’il convient d’examiner brièvement.

a) « Debian demeurera totalement libre »

Cette disposition constitue la règle d’or du projet Debian ; elle consacre la liberté de l’ensemble logiciel développé par Debian. Plus particulièrement, elle stipule que le système et tous ses composants sont et resteront libres conformément aux ‘Principes du logiciel libre selon Debian’. Cette disposition ajoute cependant que le projet Debian vise à aider les personnes qui créent et utilisent à la fois des travaux libres et non libres sur Debian.

b) « Nous donnerons nos travaux à la communauté des logiciels libres » 

Cette disposition entend consacrer un principe de coopération, de diffusion et de partage des connaissances. D’une part, il s’agit de veiller à ce que les nouveaux composants du système Debian soient publiés sous une licence compatible avec les principes du logiciel libre selon Debian afin qu’ils soient largement distribués et utilisés. D’autre part, il importe de signaler les corrections de bogues, les améliorations, les requêtes des utilisateurs, etc. aux auteurs des travaux originels intégrés dans le système Debian.

c) « Nous ne cacherons pas les problèmes »

Cette disposition consacre un principe de transparence. Le développement d’un système d’exploitation d’envergure comme Debian est un work in progress permanent, comme en témoigne l’élaboration en triptyque qui a été évoquée précédemment : quotidiennement, on y découvre des faiblesses à améliorer, des problèmes à corriger. Tous ces bogues sont répertoriés au sein d’une base de données qui est à tout moment consultable par tous. Il y a là la volonté d’offrir l’information la plus claire possible sur l’état d’avancement et la qualité du système afin de ne pas tromper les utilisateurs.

d) « Nos priorités sont nos utilisateurs et les logiciels libres »

Cette disposition, formulée en termes très larges, voire ambigus, marque l’engagement de Debian à l’égard de ses utilisateurs. D’une part, elle vise à satisfaire leurs besoins en termes techniques en mettant à leur disposition un système de qualité fonctionnant sur diverses architectures. D’autre part, elle réitère l’engagement particulier de Debian en faveur de la cause du « mouvement libre » ; à ce titre, elle stipule que Debian ne s’opposera pas aux travaux non libres prévus pour fonctionner sur ses systèmes et Debian permettra, sans réclamer rétribution, que d’autres créent des distributions contenant conjointement des logiciels Debian et d’autres travaux.

e) « Travaux non conformes à nos standards sur les logiciels libres »

En vertu de cette disposition, Debian reconnaît et accepte que ses utilisateurs demandent à pouvoir utiliser des travaux qui ne sont pas conformes aux principes du logiciel libre selon Debian. A ce titre, bien que les travaux non libres ne fassent pas officiellement partie du système Debian, ses membres s’engagent à prendre en compte leur utilisation et à fournir l’infrastructure nécessaire (comme le système de suivi des bogues et les listes de diffusion).

2. Les principes du logiciel libre selon Debian

Le document intitulé « Principes du logiciel libre selon Debian » – Debian Free Software Guidelines (D.F.S.G.) – énonce les critères grâce auxquels le projet Debian détermine si une œuvre est « libre ». Ce texte constitue en quelque sorte le « code du libre » selon Debian et sert de référence pour définir quels logiciels sont suffisamment libres pour être intégrés à Debian. Plus précisément, il s’agit ici d’examiner si la licence associée à tel ou tel logiciel est conforme à ces principes, pour que celui puisse rejoindre la section principale (« main  ») de la distribution.

Il importe ici de souligner que la distribution Debian se divise en trois sections : « main », « non-free » et « contrib ». La section « main » est la section principale de Debian et constitue donc la distribution Debian GNU/Linux officielle. Elle contient la plupart des paquets. En principe, tous les paquets inclus dans la distribution officielle de Debian sont libres, c’est-à-dire conformes à la définition des Debian Free Software Guidelines (D.F.S.G.) et à toutes les autres recommandations décrites dans la charte Debian. Ceci garantit un usage et une redistribution libre des paquets et de leur code source complet. En outre, Debian fournit cependant des paquets logiciels qui ne peuvent pas être distribués dans l’archive principale (« main ») pour des raisons légales ou à cause de leurs licences trop restrictives. Divergeant de la conception du libre selon Debian à différents degrés, ils ne font donc pas officiellement partie de Debian GNU/Linux et sont rangés dans des sections séparées. La section « non-free » regroupe tous les paquets qui ne respectent pas les D.F.S.G. Ils ne font plus partie officiellement de la distribution et ne sont pas maintenus par les développeurs Debian. La section « contrib » est destinée aux paquets qui respectent les D.F.S.G., mais qui dépendent d’un paquet de la section non-free. Pour bien comprendre l’enjeu de la présence de paquets non-libres au sein de cette distribution, il faut garder à l’esprit que l’essentiel du travail des développeurs Debian consiste à empaqueter des logiciels déjà existants, c’est-à-dire qui n’ont pas été conçus en propre par ceux-ci au sein du projet Debian. Dans le cadre de leur activité d’empaquetage, les développeurs doivent alors tenir compte des conditions et des termes des licences d’utilisation associées aux logiciels qu’ils traitent.

Plus qu’une grille d’évaluation, ce texte est chargé d’un certain poids « historique » puisqu’il a servi de modèle à la définition de l’« Open Source », une des premières formalisations de la définition de logiciel libre. En effet, quelques années après sa promulgation, Bruce Perens retira toute référence au projet Debian des D.F.S.G. pour en faire le texte fondateur de l’Open Source Initiative.

Compte tenu de l’aspect très juridique de ce document et de sa proximité avec la GPL (General Public License) bien connue des amateurs de logiciels libres [8], on se limite ici à en énumérer les dispositions. Les « Principes du logiciel libre selon Debian » s’articulent autour de neuf dispositions : 1. Redistribution libre et gratuite ; 2. Code source ; 3. Applications dérivées ; 4. Intégrité du code source de l’auteur ; 5. Aucune discrimination de personne ou de groupe ; 6. Aucune discrimination de champ d’application ; 7. Distribution de licence ; 8. La licence ne doit pas être spécifique à Debian ; 9. La licence ne doit pas contaminer d’autres logiciels. On soulignera enfin qu’à la fin de ce document, les licences « GNU-GPL » (GNU General Public License), « BSD » et « Artistic » sont mentionnées comme étant des exemples de licences que le projet Debian considère comme libres, en ce qu’elles respectent les neufs dispositions évoquées ci-dessus.

B. De la vitalité des documents fondateurs

Il est ici important de souligner que ces textes ne constituent pas des documents « fossiles » qui seraient restés lettre morte ou des simples déclarations d’intention à caractère purement « propagandiste ». Au contraire, ces textes, véritablement au cœur du projet Debian, font preuve d’une vitalité surprenante. On peut les considérer comme de véritables acteurs avec lesquels les débianistes entrent régulièrement en interaction.

Tout d’abord, ils sont mentionnés dès les premières lignes de la page d’accueil du site web de Debian. Il y a la volonté de directement éclairer et de familiariser le visiteur du site aux principes sur lesquels repose le projet.

Ensuite, l’enquête de terrain a permis de révéler que ces textes fondateurs sont fréquemment évoqués (invoqués ?…) par les membres du projet Debian, qu’ils soient membres actifs ou simples utilisateurs sympathisants. Par exemple, il est fait régulièrement référence à ces textes au sein des listes et des forums de discussion. Mais, plus que cela, ces textes jouissent d’une notoriété qui dépasse le cadre du projet Debian lui-même. De manière générale, ils témoignent véritablement de la singularité du projet Debian et, par là, en constituent des « marqueurs d’identité ». En effet, lors de diverses rencontres avec des fans de logiciels libres qui n’utilisaient pas le système Debian et ne partageaient pas d’affinités particulières avec ce projet, j’ai pu constater que la plupart d’entre eux faisaient référence au Contrat social lorsque je leur demandais ce qu’ils pensaient du projet Debian.

Enfin, en ce qu’ils s’efforcent de définir une série de principes autour de la « liberté logicielle », ces textes suscitent constamment le débat, parfois la controverse, et induisent de la sorte un processus permanent de réflexivité sur les objectifs du projet Debian. Cette caractéristique transparaît de manière criante sur les listes de discussion de Debian consacrées aux questions juridiques (debian-legal). De nombreux utilisateurs recourent à ces listes spécifiques pour poser des questions relatives au caractère libre de telle ou telle licence, pour demander quel type de licence assortir à telle ou telle création (logiciels, documentation, …),
etc. Les réponses formulées quotidiennement par les abonnés se font, comme à l’aune de Debian Free Software Guidelines, lesquelles constituent l’étalon de référence en cette matière. On notera, au passage, qu’étrangement la grande majorité des participants à ces listes de discussion légales ne sont pas des juristes alors que les questions formulées sont souvent complexes. En effet, ces questions nécessitent souvent une interprétation délicate des termes et conditions des licences, à laquelle se superposent des problèmes de droit international privé, les législations nationales divergeant sensiblement en matière de propriété intellectuelle. Or, force est de constater que certains intervenants font preuve d’une grande maîtrise juridique et parviennent à jongler avec aisance avec certains concepts, témoignant ainsi d’une parfaite intégration conjointe des règles en matière de propriété intellectuelle et des principes du logiciel libre défendus par Debian (D.F.S.G.).

La référence aux textes fondateurs par les participants au projet ne relève pas seulement de la routine propre à certaines listes de discussion spécifiques ou même généralistes. Ces textes peuvent également être évoqués et conduire à de véritables débats à l’occasion de certains événements rythmant la vie du projet, comme les campagnes précédant l’élection d’un nouveau Chef de projet et les épreuves de sélection des candidats développeurs, ou plus ponctuels, comme l’annonce d’une collaboration avec une entreprise privée [9].

Participant pleinement de la vie politique du projet, il apparaît en outre que ces textes ne sont pas inaltérables. Ils sont susceptibles d’être soumis au débat politique, afin d’être révisés selon des règles strictement déterminées. A titre d’exemple, en janvier 2004 une proposition de modification du Contrat social visant à la suppression de la section non-free de la distribution a été suivie d’un vote des développeurs Debian.

De manière générale, les règles et principes contenus dans ces textes fondateurs revêtent d’une part une valeur indicative. Ils ont alors vocation à expliciter la philosophie, l’« esprit du libre » du projet Debian. D’autre part, on peut reconnaître à ces textes fondateurs une valeur normative. En effet, ils servent ici à poser une série de standards destinés à servir de guide aux membres du projet Debian, et par là, à préserver une certaine stabilité de cette organisation [10]. Une telle recherche de stabilité peut être observée à son paroxysme dans la procédure d’initiation et de sélection des candidats développeurs ; la connaissance et la maîtrise des documents fondateurs constituant une étape essentielle de cette procédure.

C. Initiation et sélection des candidats développeurs

Généralement au sein du mouvement du logiciel libre, le recrutement des nouveaux développeurs s’appuie sur « la cooptation et sur l’apport déjà réalisé au produit » [11]. Dans le cas du projet Debian, si ces principes restent de mise, il apparaît qu’ils ont été formalisés au sein d’épreuves spécifiques, mêlant aspects techniques et idéologiques. La procédure de sélection des « nouveaux responsables Debian » est réputée pour être stricte et longue [12].

Voici un extrait de ce qu’on peut lire sur le site web de Debian à ce propos :

Le projet Debian est une communauté ouverte et accueille tous ceux qui souhaitent utiliser notre distribution ou veulent nous aider. Cependant, la désignation de nouveaux développeurs est régie par un processus très strict et exhaustif : chaque développeur Debian officiel associé à Debian a le droit de vote sur les problèmes qui concernent le projet entier, peut se connecter sur la plupart des systèmes qui permettent à Debian de fonctionner et a les permissions nécessaires pour télécharger tous les paquets dans le projet. Pour fournir ce type d’accès, il faut une très grande confiance car nous dépendons très fortement de notre infrastructure de sécurité.

Cela ne signifie pas que nous découragions les personnes intéressées à devenir développeur officiel, mais cela explique pourquoi nous souhaitons que ces personnes contribuent avant de se porter candidates et pourquoi les vérifications pour les nouveaux responsables sont si longues [13].

En principe, le candidat doit être capable d’effectuer son futur travail de responsable. Pour faciliter ce processus, il est donc important d’être déjà familier avec la distribution Debian ; ceci veut dire que le candidat doit avoir acquis de l’expérience dans l’empaquetage et l’entretien de paquets ou qu’il ait contribué à travers l’écriture de documents, la traduction, l’envoi de correctifs. Il est donc recommandé au candidat qu’il se trouve un parrain pour l’aider à acquérir cette expérience. Le parrain est censé alors agir en tant que mentor du candidat. Après avoir acquis une certaine expérience sous la tutelle d’un parrain, le futur développeur soumet alors sa candidature de manière officielle. Il s’ensuit alors une série de tests réalisés sous l’autorité d’un responsable de candidature (application manager). Celui-ci procède au fur et à mesure à une évaluation du candidat et rassemble les informations nécessaires pour dresser un rapport qui sera soumis en dernière instance au « responsable des comptes de Debian » (Debian applicant manager), lequel dispose du pouvoir final de décision sur la candidature.

Les tests d’aptitudes sont divisés en deux catégories. Ils portent d’une part sur la connaissance de la philosophie et des règlements procéduraux de nature technique, d’autre part, sur les aptitudes purement techniques des candidats. A titre d’exemple, une candidate livre ses impressions et explique dans un courrier posté sur la liste de discussion debian-women en quoi consiste cette première phase d’évaluation, dite P&P, pour « Philosophy and Policy ». D’abord, son responsable de candidature lui a envoyé une série de 30 questions auxquelles elle a mis plusieurs nuits à répondre :

My P&P questions started with the necessary stuff about understanding the Debian Social Contract and the DFSG (Debian Free Software Guidelines). Then they moved on to some fairly difficult questions about licensing issues. Then there were a long string of questions about details of the normal Debian practises for things like handling bug reports, maintainer uploads, internationalisation of packages, and so on.

Quelques semaines après avoir soumis ses réponses, son responsable lui renvoie alors une série de commentaires circonstanciés et lui demande plus de précisions sur certaines questions auxquelles elle a répondu de manière incorrecte ou sans donner suffisamment de détails, jusqu’à ce qu’elle réussisse l’évaluation.

Une telle formalisation de la procédure permet indiscutablement de garantir qu’un ensemble de valeurs et de compétences techniques soit partagé par l’ensemble des membres du projet Debian. A ce titre, elle contribue à une préservation optimale de l’identité du groupe [14]. Ceci est particulièrement significatif lorsqu’on considère le test d’évaluation relatif à la connaissance de l’histoire et de la philosophie du projet Debian. Cet aspect est d’ailleurs souligné dans le bref explicatif dédié sur le site web à cette étape de la procédure de sélection : « il est important pour la stabilité d’un projet aussi grand et sans structuration hiérarchique que tous les participants travaillent selon les mêmes principes et convictions » [15]. On notera à cet égard que le projet Debian se distingue d’autres projets connus comme Ubuntu par exemple, au sein duquel aucune procédure aussi formelle de sélection n’a été instaurée.

IV. De l’informatique à la politique : participation et engagement au sein de la communauté

A. Les tensions au sein du projet Debian

Dans cette dernière partie, nous souhaitons montrer de manière concrète, à partir d’un événement survenu lors de l’enquête de terrain, l’intrication complexe existant entre code et texte, entre le travail de programmation informatique et le recours à diverses ressources textuelles (Contrat social, liste de discussion, etc.). Ce bref cas d’étude permettra, en particulier, de souligner combien l’évolution proprement technique du projet est tributaire d’un ensemble de « pratiques textuelles » mobilisant les valeurs politiques du projet et à partir desquelles les débianistes construisent, selon diverses modalités, le sens de leur participation et de leur engagement.

L’identification des débianistes aux valeurs politiques du projet Debian se révèle particulièrement complexe à appréhender, en raison à la fois de la diversité des motifs emportant l’adhésion au projet et des spécificités politiques du projet au sein de la sphère du libre.

Ces spécificités sont principalement inscrites dans le « Contrat social » de Debian. Sans revenir en détail sur le contenu de ce texte fondateur, il est utile d’en rappeler certains aspects. Celui-ci a la particularité de se diviser en deux parties s’éclairant l’une l’autre : la première concerne l’engagement du projet à l’égard de la “communauté des logiciels libres”, la seconde a trait aux principes du libre selon Debian (D.F.S.G.). On pourrait dire de cette division qu’elle consacre en quelque sorte une distinction entre « valeurs finales » et « valeurs instrumentales », les premières visant des buts recherchés, les secondes étant nécessaires pour les atteindre [16]. En effet, les D.F.S.G., qui dans une forme plus sophistiquée rappellent les quatre libertés consacrées par la licence GNU-G.P.L., apparaissant comme les conditions nécessaires au respect de l’engagement pris par Debian vis-à-vis de la communauté. En d’autres termes, ces libertés de nature technique, sous-tendues par l’ouverture du code source, permettent la poursuite de « valeurs finales » comme l’entraide, le partage de connaissances, la qualité technique, la transparence et la satisfaction des utilisateurs.

C’est précisément autour de ce dernier aspect – la figure de l’utilisateur – qu’il faut se pencher pour saisir les spécificités politiques du projet Debian au sein du mouvement du logiciel libre. En effet, la « liberté » selon Debian prend la forme d’une tolérance à l’égard des travaux non libres afin de permettre aux utilisateurs qui le souhaitent de recourir à ce type de logiciels. Plus particulièrement, dans son Contrat social, Debian s’engage à mettre à leur disposition des paquets non-libres – c’est-à-dire non conformes aux D.F.S.G. – qui ont été spécialement configurés pour être compatibles avec l’ensemble de la distribution. Comme souligné précédemment, ces paquets non-libres sont rangés dans une section spécifique appelée non-free.

Cette tolérance à l’égard du modèle propriétaire vaut au projet d’être qualifié de chef de file de la tendance « pragmatique », laquelle est censée s’opposer radicalement à la tendance « éthique » de la Free Software Foundation (F.S.F.). Cette description aux accents manichéens ne permet pas cependant de rendre compte des tensions internes au projet Debian qui surviennent derrière la scène rutilante du Contrat social. Il s’avère en effet que le statut de cette section non-free fait de manière récurrente l’objet de controverses pouvant aller des discussions enflammées sur les listes de discussion jusqu’à des propositions concrètes de modification du Contrat social. Ainsi, un bref tour d’horizon des archives du projet permet de montrer la survenance de controverses significatives au sein du projet au cours de ces dernières années : en 2000 à travers une proposition de résolution générale déposée par certains développeurs qui n’a cependant pas été suivie d’un vote, en 2003 suite à l’apparition d’une nouvelle licence GNU dédiée aux documentations [17], en 2004 sous la forme d’une proposition générale visant à modifier le Contrat Social suivie d’un vote des développeurs et, en 2006, suite à l’annonce d’une collaboration entre l’entreprise Sun Microsystems Inc. et Debian.

B. Une collaboration en forme d’ « événement social total »

Au cours de l’enquête de terrain, l’annonce d’une collaboration entre l’entreprise Sun Microsystems Inc. et Debian a remis le feu aux poudres en ce qui concerne la section non-free de la distribution Debian.

Plus particulièrement, cette collaboration visait la mise à disposition du paquet Java de Sun dans la section non-free du projet Debian, celui-ci prenant notamment en charge les environnements d’exécution pour Java (comme Kaffe et GCJ). A cette fin, d’une part, Sun a coopéré avec les développeurs de Debian et d’Ubuntu pour préparer des paquetages – Sun’s Java Development Kit (JDK) and Java Runtime environment (JRE) – destinés à être placés d dans le dépôt « non-free » de la branche « unstable » de Debian. D’autre part, Sun a modifié quelque peu sa licence pour permettre l’inclusion de Java dans les répertoires non-free.

A cette occasion, la liste de discussion debian-legal à laquelle je m’étais abonné et qui depuis le début de l’enquête de terrain se caractérisait par une routine paisible autour des questions juridiques liées aux logiciels libres s’est mise à crépiter ; ma boîte aux lettres électronique étant prise d’assaut par des messages toujours plus engagés, pour ne pas dire pimentés comme les logos en forme de piments dont mon logiciel de messagerie affublait les messages au caractère trop « injurieux ». Bien que l’impact de cet événement sur le projet Debian soit difficile à mesurer, plusieurs données empiriques récoltées sur la liste de discussion debian-legal permettent, fût-ce partiellement, d’en saisir l’importance.

L’observation du flux des messages sur cette liste permet de rendre compte de phénomènes qui n’avaient pratiquement pas été observés jusqu’alors. A cet égard, on notera d’abord la virulence des propos par rapport à l’échange courtois qui caractérisait la liste. La participation à ces listes étant subordonnée à l’utilisation d’un logiciel de messagerie électronique, les messages à caractère « injurieux » sont généralement affublés par le logiciel de logos évocateurs, comme des piments par exemple. Jamais, le logiciel utilisé à cette fin n’avait émis tant d’avertissements de cette nature.

On peut également pointer l’observation, sans précédent, d’un phénomène de diffraction en cascade des thèmes abordés à la suite d’un seul message. En effet, généralement, un message posté sur cette liste suscite une seule suite de commentaires (un thread, c’est-à-dire un fil) s’articulant autour d’une idée ou d’une question développée dans le message initial. Le fil de la discussion ne dépassant pas quelques jours (3 ou 4). En l’espèce, à partir du message annonçant la collaboration avec Sun (Sun Java available for non-free), la discussion s’est progressivement diffractée en une série d’autres threads, d’abord proches du thème initial comme ceux relatifs à la clarification des intentions de Sun (Sun responds to questions on the DLJ et Sun clarifies intent of the DLJ), ensuite plus éloignés mais tout aussi sensibles touchant à l’organisation politique du projet lui-même comme ceux relatifs au statut des contributeurs (Non DD’s in debian legal) et au pouvoir des développeurs d’engager contractuellement la communauté (Who can make binding agreements ?). Enfin, soulignons que le rythme des discussions de la liste debian-legal a, durant cette controverse qui s’est étalée du 17 mai au 20 juin 2006 (soit quasiment un mois), été particulièrement soutenue, le nombre de messages par heure ayant atteint un des plus hauts plafonds depuis le début de l’année.

Sans entrer dans une description exhaustive des points de discorde qui ont opposé les participants à ces discussions, une série d’éléments doivent être précisés pour bien comprendre l’enjeu du débat. Au départ de la polémique, le principal problème soulevé par certains des membres réguliers de cette liste de discussion portait principalement sur la nature de la licence qui accompagnait les paquets Java de Sun ; en effet, un clause particulière de cette licence, pourtant légèrement modifiée en vue de la collaboration avec Debian, était susceptible de porter préjudice au projet en ce qu’elle prévoyait le paiement d’une indemnité dans un cas de figure auquel il n’est pas rare d’être confronté à l’occasion de la distribution de logiciel. Une simple clause allait donc provoquer une avalanche de messages qui, plus que sur l’aspect « légistique », allaient se focaliser sur les valeurs « politiques » du projet Debian.

Ainsi, la collaboration avec Sun allait permettre de mettre en lumière les tensions internes au projet Debian suscitées par son texte fondateur qui, plus largement, révèlent la difficile coexistence entre la sphère du libre et celle du marché. Parmi les nombreux arguments qui ont été avancés au cours de cette controverse, seule une petite partie sera reprise et explicitée ci-après ; cependant, elle a vocation à faire apparaître de manière significative les enjeux relatifs à la « liberté » selon Debian. Voici un échange de messages tout à fait exemplaire de la tension entre participants au projet, le premier interlocuteur condamnant de manière pour le moins explicite la présence d’une section non-free au sein de la distribution, le second, fidèle au Contrat social, insistant sur les besoins spécifiques de certains utilisateurs :

> I’m afraid I have more interesting things to do than helping non-free software
> developers to get their non-free crap in the non-free archive.
> I don’t feel like I have to justify myself, and I also think my work at Debconf has been
> more productive and more of a right example than that of people interested in Sun-
> related PRs (public relations).
Good, but you shouldn’t decide what others have to do. Some people are interested in
java in non-free, it’s not your job to try to forbid them to work on that.

Pour certains intervenants, cette collaboration avec Sun semble presque s’apparenter à un pacte avec le démon à l’occasion duquel Debian perdra son âme. A l’inverse, d’autres évoquent l’intérêt de collaborer avec une entreprise, tout en soulignant cependant leur attachement à la dimension socio-culturelle d’un projet comme Debian.

> The essence of Debian should be free software and technical excellence.
> I am afraid this is no more a priority for many of us.
I don’t see the contradiction here. For me, Debian is about free software and technical
excellence. But it would be *really* boring to do the work alone. And it would also be much
less interesting to do the work in a company with traditional organization. Therefore, the
fact that Debian is a social entity , too, with a particular culture , contributes to my motivation
to work for it.

L’intérêt d’admettre une collaboration avec Sun ou d’autres entreprises semble également, chez certains, participer d’une sorte de « prosélytisme modéré » visant à exposer au fil du travail en commun des arguments en faveur du libre, tout en nourrissant l’espoir qu’un jour le logiciel litigieux devienne entièrement libre.

(1) Let me first preface this with a caveat and an apology : after the fact it was pointed out
that the mail I sent was needlesly inflamatory ; that was not my intention and for that I
apologize. I also appreciate the desire of Sun to work with Debian in order to create a
license that distributions can distribute ; I hope that they continue down this path and
eventually end up at a license for Sun Java that is trivially DFSG Free . (…)
I personally don’t buy the non-free is Debian too argument, but then again, I’m one of the
people for whome non-free basically doesn’t exist .333

(2) The license is good enough for Debian (ftpmasters took their decisions). There’s no fix
to require, but it would be good to continue working them to enhance even more the
license. Such a constructive behaviour would put us in a good position to make sure that
Sun releases java in a DFSG-free compliant license when they will open-source it.

(3) I would furthermore strongly encourage people to work *with* Sun towards improving
> the current license and developing sufficient confidence in the Debian and free software
> community to release Java under an entirely free license . The end goal isn’t to turn this
> into a PR stunt to make sure Debian’s viewed the right way, it’s both to help our users get
> software they need, free or not, and to encourage more people to make their software
free.334

The social contract should not be used as an excuse to take unwise legal risks. Nor should
it be used as an excuse to bypass proper channels for approving legal contracts.

De manière générale de nombreux messages postés sur la liste de discussion stigmatisent, souvent en filigrane, les craintes de voir le projet « récupéré » par le marché, faisant ainsi écho aux stratégies commerciales bien connues de certaines entreprises. Comme le souligne J.-S. Beuscart, « les firmes espèrent ainsi bénéficier de la productivité d’une communauté d’utilisateurs-développeurs (conformément au modèle de Raymond) qui permette d’améliorer la qualité de leur produit central tout en se rémunérant sur les fonctionnalités et utilitaires annexes qui restent propriétaires, ainsi qu’éventuellement sur la prestation de service » [18]. Ces craintes sont révélatrices du dilemme entre « purisme » et « compromis pour l’expansion » qui se pose au projet Debian. Et les propos de certains développeurs de Sun, sans doute bien intentionnés, ont été mal interprétés par certains débianistes qui y voyaient une tentative pour les amadouer :

Développeur Sun :

I enjoyed meeting you and many other Debian Developers. Perhaps the biggest thing for me to grok was that Debian isn’t as much a "technical organization" as a "social organization" that happens to produce very interesting technical works.
Sun needs to understand the role of "nonmarket" forces because : To be able to understand
these choices, to be able to make them well, we must recognize that they are part of what
is fundamentally a social and political choice - a choice about how to be free, equal, productive human beings under a new set of technological and economic conditions.

Débianistes :

(1) >Debian would become (viewed as, at least, as) one more project to not take care about
> what "Free Software" is , despite the strong emphasis issued in most public statements...
Neither Sun nor Debian have at any point said that Sun Java is free software - it’s been uploaded to non-free for precisely that reason. If anyone does think that, it’s pretty easy to
clarify for them - Debian’s stance is that free software is important, but that doesn’t mean that we can ignore non-free software that our users want 336.

(2) I am also troubled about the potentially murky legal water in which we are now, with a potentially unauthorized agreement with Sun and thus potentially unauthorized downloads
in non-free. And I know you would like me to just go away and shut up about this, but this project is too important, and this action has too many unknowns at this stage, to just put blind faith in Sun’s lawyers doing the right thing for Debian337. I am greatly troubled by the
lack of foresight and communication with which this situation has been handled. It feels very much that the interests of Sun have been placed ahead of those of Debian.

(3) This all really smells strong and after reading the license carefully and talked with several other people I came to the conclusion that I have to do anything that I can to get this out of debian again. This is not the freedom I’m standing for . And after all that’ s not
the way I wanted a project I’m working in to act, I see this way of acting as a personal affront to me and my Debian work... This really went wrong and I want to have some good
explanations or we will have to bear the consequences338.

Ces quelques bribes de discussion permettent de montrer à quel point la présence d’une section non-free au sein de la distribution Debian est un sujet sensible. Tellement sensible que la circonstance que cette collaboration avec Sun ait été réalisée dans l’urgence et, de ce fait, sans solliciter l’avis des « experts » de la liste de discussion debian-legal, et plus largement des membres du projet, a entraîné de très nombreuses contestations relatives à l’organisation de la « communauté » elle-même ; les uns se plaignant du peu de reconnaissance accordée aux non-développeurs spécialistes des questions juridiques, les autres remettant en question le pouvoir du chef de projet d’engager la communauté de la sorte.

En dépit de ces multiples controverses, qui très souvent stigmatisent les tensions tant politiques qu’organisationnelles du projet Debian, force est de constater que la disposition relative à la section non-free n’a toujours pas été supprimée du Contrat social. De même, malgré cela, le projet Debian ne s’est pas écroulé suite à une défection en masse de développeurs et d’utilisateurs rebutés par cet aspect.

Ceci permet de confirmer qu’une diversité des motivations individuelles président à l’adhésion et à la participation au sein de ce projet. Ainsi plusieurs justifications, plusieurs satisfactions peuvent découler de cette participation, tout en nourrissant chez la plupart des participants rencontrés au cours de l’enquête de terrain un sentiment d’appartenance, plus ou moins marqué, à la « communauté » Debian. En outre, le maintien au fil des ans de la section non-free permet d’affirmer qu’elle demeure jusqu’à présent une des valeurs centrales du projet et lui confère ainsi une identité politique forte au sein du mouvement libre.

Conclusion

Cette identité fortement marquée doit beaucoup au rôle crucial joué par les documents fondateurs et les autres ressources textuelles qui leurs sont associées. Ces documents alimentent un certain nombre d’activités critiques de discussion, de négociation suscitant une grande réflexivité de la part des participants à ce mouvement en ce qui concerne les motifs de leur engagement et les valeurs du projet auquel ils adhèrent.

A cet égard, il importe de souligner que ces documents et les règles formelles d’organisation qu’ils contiennent sont dénués de force contraignante, au sens juridique du terme. Par conséquent, ils ne possèdent pas ce caractère d’extériorité qu’à la loi. On ne peut guère ici identifier une telle forme d’hétéronomie visant à rendre un comportement ou une tâche obligatoire.

L’organisation et la régulation poursuivies par les différentes ressources textuelles passent donc, non pas par des règles juridiques contraignantes, mais bien par ce qu’on pourrait appeler l’institution [19]. Celle-ci a la caractéristique d’être un « modèle positif d’action » incitant à l’initiative et misant sur la capacité inventive des acteurs, contrairement à la loi qui s’apparente plutôt à une limitation de l’action. C’est en ce sens qu’il faut, semble-t-il, analyser la portée des différents documents régulateurs évoqués précédemment : le « code-texte » institue et relaie l’ouverture du « code-source » consacrant ainsi l’inventivité et la liberté, bien au-delà de l’aspect purement technique.

Christophe Lazaro [20]

[1Ch. Lazaro, La liberté logicielle. Une ethnographie des pratiques d’échange et de coopération au sein de la communauté Debian, Anthropologie Prospective n° 2, Academia-Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2008.

[2S. Dusollier, « Open source et copyleft : une remise en cause de la figure de l’auteur », Revue Nouvelle, Dossier « Pour les logiciels libres », V. Guffens & M. Hilgers (sous dir. de), Juin-Juillet 2005, n° 6-7, p. 4.

[3Ph. Laurent, Logiciels libres : le droit d’auteur contre le droit d’auteur, Mémoire présenté dans le cadre du Master en droits intellectuels, Katholieke Universiteit Brussel (KUB), sous la direction de A. Strowel, année 2002-2003, p. 52. Bien entendu, l’évocation de cette association entre logiciel/copyleft n’est pas suffisante pour comprendre ce qui fait l’originalité du mouvement libre caractérisée par le partage, le don, la coopération. En effet, les licences copyleftées n’obligent personne à mettre une œuvre dérivée à disposition des autres ; c’est seulement si le développeur distribue un logiciel à partir d’une œuvre précédente que le copyleft sortira ses effets.

[4B. Latour, L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, traduit de l’anglais par D. Gille, La Découverte/Poche, Paris, 2007.

[5Sans entrer dans de longues considérations juridiques, la licence s’apparente donc à un contrat précisant un certain nombre de droits et d’obligations entre le donneur de licence et le licencié. En conséquence, toute exploitation d’une œuvre logicielle non-conforme aux termes et conditions de la licence doit être considérée à la fois comme une violation contractuelle et comme une contrefaçon.

[6N. Auray va jusqu’à les qualifier de « propriété collective » du projet, ; voy. « La régulation de la connaissance : arbitrage sur la taille et gestion aux frontières de la communauté Debian », Revue d’économie politique, numéro spécial « Communautés d’agents et marchés en ligne », n° 113, 2004, pp. 160-182.

[7B. Conein & S. Delsalle, « Le logiciel libre comme communauté de connaissance : normes épistémiques et normes sociales », in S. Proulx, F. Massit-Folléa et B. Conein (sous dir. de), Internet, une utopie limitée. Nouvelles régulations, nouvelles solidarités, Les Presses de l’Université de Laval, Québec, 2005, p. 45.

[8Rappelons que l’expression « logiciel libre » fait référence à la liberté pour les utilisateurs d’exécuter, de copier, de distribuer, d’étudier, de modifier et d’améliorer le logiciel. Plus précisément, elle fait référence à quatre types de liberté pour l’utilisateur de logiciel : 1. la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages (liberté 0) ; 2. la liberté d’étudier le fonctionnement du programme, et de l’adapter à vos besoins (liberté 1). Pour ceci l’accès au code source est une condition requise ; 3. la liberté de redistribuer des copies, donc d’aider votre voisin (liberté 2) ; 4. la liberté d’améliorer le programme et de publier vos améliorations, pour en faire profiter toute la communauté (liberté 3). Pour ceci l’accès au code source est une condition requise.

[9Voy. infra, les commentaires relatifs à la collaboration entre Debian et la société Sun Microsystems et la problématique de la section non-free de l’archive Debian.

[10Notons que le terme « valeur » est ici choisi à dessein. Il s’agit par là d’admettre la possibilité d’une variation d’intensité de la norme et, partant, de reconnaître à celle-ci une portée variable en fonction des différents destinataires du document en question : développeurs, contributeurs ou utilisateurs sympathisants.

[11D. Demazière, F. Horn & N. Jullien, « Le travail des développeurs de logiciels libres. La mobilisation dans des ‘communautés distantes’ », Actes de la Journée du CLERSE « La représentation économique de l’acteur au travail », Villeneuve d’Ascq, 20-21 novembre 2003, p. 17, disponible en ligne à l’adresse http://www.marsouin.org/IMG/pdf/DD-FH-NJ_S4C3_norm.pdf.

[12La procédure pour accéder au statut de développeur Debian dure, en moyenne, 477 jours et peut aller jusqu’à 691 jours, soit presque 2 ans. Ces statistiques sont publiées sur le site web de Debian à l’adresse https://nm.debian.org/.

[14D. Demazière, F. Horn & N. Jullien, op. cit., pp. 16-17.

[16R. Rezsohazy, Sociologie des valeurs, Armand Colin, Paris, 2006, p. 5.

[17Cette licence s’appelle la GNU Free Documentation License (GFDL) ; elle tend à régler le sort des documentations associées aux logiciels libres. Cette licence a été à l’origine d’un conflit virulent entre la F.S.F. et Debian et s’est étendu ensuite au sein du projet Debian lui-même. La base du conflit est relativement simple : la licence GNU FDL n’était pas conforme aux Debian Free Software Guidelines, pour de raisons à la fois de commodité et mais également idéologiques.

[18J.-S. Beuscart, « Les communautés du logiciel libre face au marché et à l’action publique », Melissa – Mettre en ligne les sciences sociales aujourd’hui, septembre 2002, p. 8, disponible en ligne à l’adresse http://www.melissa.ens-cachan.fr/article.php3?id_article=91.

[19N. Auray, « Le sens du juste dans un noyau d’experts : Debian et le puritanisme civique », in S. Proulx, F. Massit-Folléa et B. Conein. (sous dir. de), Internet, une utopie limitée. Nouvelles régulations, nouvelles solidarités, Les Presses de l’Université de Laval, Québec, 2005, p. 78.

[20Doctorant à l’Institut Universitaire Européen, Florence (Italie) ; collaborateur scientifique près du Centre de Recherches Informatique et Droit, Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur ; chercheur associé au Laboratoire d’Anthropologie Prospective, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve (Belgique).

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