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Vogel, Laurent

La division de genre en santé au travail

On-line version: http://constant.all2all.org/~digitales/texts/vogelart.doc

Questionner la santé au travail à partir de la problématique des rapports sociaux de sexe permet d’étudier quel rôle joue la division du travail social entre les hommes et les femmes dans la construction différentielle de leur santé, à l’articulation de la vie productive et de la vie reproductive. Cela permet également de développer une analyse critique de l’élaboration des législations et réglementations mais aussi des pratiques institutionnelles et syndicales en santé au travail.”
Annie Thébaud-Mony
(in: Hirata, Laborie, Le Doaré et Senotier, 2000, pp.181-182)

Dans le cadre de la présidence belge de l’Union Européenne, le BTS a pris part avec deux centres de recherche de l’ULB à une enquête sur la dimension de genre en santé au travail. Cette enquête nous a permis de découvrir de nombreuses initiatives dans différents pays de l’Union Européenne qui couvraient une variété importante de problèmes de santé [1].

Cet aspect encourageant ne devrait cependant pas cacher le fait que, dans la majorité des cas, les politiques de santé au travail et les pratiques de prévention continuent à être construites sur un modèle de neutralité de genre de « travailleurs » dont le référent implicite est le travailleur masculin. C’est pourquoi, il est utile d’analyser les obstacles qui s’opposent à une prise en compte de la dimension de genre en santé au travail. Ces obstacles sont en interaction dans les quatre domaines principaux couverts par l’enquête : la production de connaissances, les politiques mises en place, les pratiques professionnelles de prévention, les pratiques de résistance des collectifs de travail. Dans une large mesure, ces interactions fonctionnent comme des cercles vicieux : l’on ne mène pas de recherches sur ce que l’on ne veut pas transformer, l’on ne change pas les politiques lorsqu’il n’y a pas d’indicateurs inquiétants, les professionnels sont préparés à affronter les risques traditionnels et considèrent que la dimension de genre ne constitue pas une catégorie pertinente, etc... Quant aux pratiques de résistances et à la conflictualité sociale qui les accompagne, elles sont bien réelles depuis plus d’un siècle mais la radicalité des questions qu’elles soulèvent rend très problématique leur transmission d’une génération à l’autre et leur généralisation sous la forme d’une stratégie d’ensemble.

1. La production de connaissances

La santé au travail ne s’est jamais constituée comme l’objet une discipline scientifique autonome et sa place dans les sciences de la santé est assez marginale. Cela explique sa forte subordination en tant que recherche appliquée à la demande immédiate façonnée par les politiques menées dans ce domaine. Souvent, les grands pôles de la recherche en santé au travail sont des institutions nationales qui privilégient une conception technico-médicale de la prévention et qui sont gérées sur une base tripartite ou paritaire. Lorsque celles-ci dépendent des systèmes d’indemnisation mis en place (cas de l’INRS en France), elles tendent à définir leurs priorités sur la base du coût visible des dommages à la santé pour ces systèmes. En règle générale, les institutions chargées de la santé au travail ont été très peu sensibles à la dimension de genre. L’unique exception concerne, depuis une dizaine d’années, les institutions des pays nordiques. Dans les autres pays, l’apport de la recherche s’est fait à partir d’institutions « plus marginales » par rapport aux structures de recherche en santé au travail (institutions couvrant des domaines comme la sociologie du travail, la sociologie de la santé) ou à partir d’initiatives collectives d’organismes et de personnes engagés dans les politiques de prévention qui ne disposent pas nécessairement d’un soutien institutionnel important : initiatives syndicales [2], de réseaux de médecins du travail (Semat, 2000), d’ergonomes, etc... En Belgique, la situation est fortement aggravée par l’état de sous-développement et d’atomisation de l’ensemble de la recherche en santé au travail.

La recherche est elle-même marquée par l’étanchéité des politiques. Ainsi, il existe de nombreuses recherches sur la ségrégation professionnelle mais rares sont celles qui abordent les questions de santé au travail qui sont liées à cette ségrégation. De même on trouve une littérature assez abondante qui tente d’expliquer les difficultés de l’insertion des femmes dans certaines professions liées à l’utilisation des nouvelles technologies de l’information sans traiter des conditions de travail qui peuvent être plus excluantes pour des femmes que pour des hommes. (notamment l’extrême dérégulation de l’organisation du temps de travail). Il existe, dans de nombreux pays, des enquêtes détaillées concernant le « budget temps » qui décrivent l’affectation du temps à différentes activités dans une perspective de genre. La plupart de ces recherches ne mettent pas en rapport ce « budget temps » avec les conditions de travail de manière à analyser comment celles-ci peuvent être excluantes et/ou nocives pour la santé en rendant très difficile toute stratégie de conciliation.

Les débouchés pratiques des recherches en santé travail qui abordent la dimension de genre semblent relativement faibles en grande partie parce qu’elles soulèvent des questions qui sortent des limites traditionnelles des politiques de prévention en santé au travail. Une telle situation n’est pas immuable comme le montre l’expérience de CINBIOSE au Québec (Messing, 1999) mais elle continue à jouer un rôle inhibiteur important en Europe.

Les multiples dimensions du genre

L’analyse des réponses apportées à notre questionnaire montre une très grande diversité dans l’interprétation même de la notion de dimension de genre pour la recherche en santé au travail.

Pour certain(e)s, il suffit que la recherche porte sur une population qui inclut une proportion importante de femmes pour considérer que la dimension de genre a été abordée. Dans ces cas, toute recherche relative aux infirmières ou aux ouvrières du textile est considérée comme portant sur la dimension de genre. Pour d’autres, il faut au moins que l’on ait considéré et comparé deux groupes, les hommes et les femmes, dans l’analyse du problème traité. A un autre niveau s’ajoute l’exigence que la thématique aborde des questions qui concernent exclusivement ou de façon très significative des femmes. C’est ainsi que de nombreuses réponses signalent des recherches portant sur la santé reproductive, sur le harcèlement sexuel ou le harcèlement moral ou sur la conciliation entre la vie professionnelle et les autres aspects de la vie.

D’autres recherches vont beaucoup plus loin et s’attachent aux liens qui existent entre l’organisation du travail rémunéré et des déterminants sociaux plus globaux. Elles examinent notamment comment le travail rémunéré s’articule (et dans le cas des femmes est souvent modelé par) le travail non rémunéré. Elles portent également sur la construction sociale du masculin (ou de la virilité) et du féminin tant dans le travail qu’hors du travail. A ce titre, une recherche peut parfaitement inclure la dimension de genre dans l’étude d’une population exclusivement masculine (Voir Molinier, 1997 et Kjellberg, Men are also gendered in Kilborn A, Messing K, Bildt Thorbjörnsson, 1998, pp. 279-307).

Il ne s’agit évidemment pas de proposer une définition normative de la dimension de genre qui permettrait en quelque sorte de « labelliser » la recherche. Suivant les disciplines et en fonction d’options politiques et méthodologiques variées, différentes conceptions de la dimension de genre peuvent apparaître. Il importe surtout d’assurer un débat entre les différentes approches. Aucune des disciplines scientifiques intervenant habituellement dans le champ de la recherche en santé au travail (médecine, ergonomie, psychologie, toxicologie, etc...) ne garantit en tant que telle que la dimension de genre sera pleinement reconnue. Dans ce domaine aussi l’apport des Women Studies peut s’avérer essentiel en ce qu’elles permettent une critique des notions d’objectivité, de rationalité et d’universalité de la science [3]. Deux conditions nous paraissent importantes.

Des regards croisés.

L’unité du sujet, la santé de l’être humain dans ses rapports avec le travail fait l’objet d’un morcellement entre les différentes disciplines qui le captent chacune à partir d’une grille d’analyse spécifique mais aussi entre les différentes thématiques abordées (temps de travail, santé mentale et travail, pathologies causées par le travail, articulation entre travail rémunéré et travail non rémunéré, etc...). Aborder la dimension de genre implique à la fois l’interdisciplinarité et un croisement des thématiques traitées. C’est dans cette perspective qu’Eleonora Menicucci (1997) parle de la nécessité d’un « regard transversal » qui dépassera l’analyse des risques du travail et portera notamment sur l’interaction du temps domestique et du temps social.

Qui pose les questions ?

Lorsque l’on passe en revue la recherche en santé au travail, il est important de savoir qui pose les questions. Karen Messing (1998) souligne à quel point la science peut n’avoir qu’un oeil (titre de son livre en anglais : One-Eyed Science). Elle montre l’absence d’intérêt des chercheurs sur la question de l’influence des conditions de travail sur les menstruations. Au contraire, plusieurs enquêtes parmi des déléguées syndicales dans des secteurs fortement féminisés montrent que cette question est soulevée avec insistance par les travailleuses (entretiens avec des militantes des Commissions Ouvrières d’Espagne dans le secteur de la céramique, enquête parmi les déléguées pour la sécurité en Grande-Bretagne, etc...). La prise en compte de la subjectivité, c’est-à-dire des expériences individuelles et collectives des travailleuses et travailleurs dans la définition des questions, reste assez marginale dans l’organisation de la recherche en santé au travail. Il y a là un problème réel de définition de la demande sociale qui est, en partie liée, au fonctionnement des « grands demandeurs institutionnels » dont le patronat cherche à conditionner l’activité par des mécanismes paritaires ou tripartites. La réflexion sur le lien entre la pertinence des questions posées et l’expérience directe des collectifs de travail est abordée de façon très convaincante par le livre remarquable de Laura Corradi (1991) concernant le travail nocturne dans des usines du groupe Barilla en Italie.

2. L’état des politiques

La caractéristique la plus générale des politiques suivies consiste dans l’étanchéité des différents domaines que sont la santé au travail, l’égalité et la santé publique. L’on constate une très faible ouverture de chacune de ces politiques aux problématiques des autres. Cela entraîne, à notre avis, une perte d’efficacité de chacune d’entre elles dans son propre domaine.

Les politiques de santé au travail

Les politiques de santé au travail ont généralement ignoré l’interaction entre travail rémunéré et travail non rémunéré et elles se sont développées surtout comme des politiques correctives où la dimension du genre apparaissait dans le meilleur des cas comme un élément complémentaire destiné à répondre à certains problèmes particuliers des femmes (cataloguées comme « groupe à risques » au même titre que les jeunes ou les handicapés).

Elles ont d’abord été marquées par une approche protectionniste-excluante dont certains éléments restent en place. Parmi les éléments de cette politique qui remonte au XIXe siècle et qui reste l’approche dominante au moins jusqu’aux années 50 du XXe siècle, l’on peut citer de multiples interdictions et l’édiction de règles différenciées suivant le sexe dans différents domaines (notamment le port de poids, l’exposition au plomb, etc...). Au-delà des règles législatives, les pratiques suivies tendent à légitimer la ségrégation sexuelle du travail. Les mesures d’interdiction sont diverses : interdiction du travail de nuit des femmes dans l’industrie, exclusion des femmes des mines et des travaux souterrains, etc... Si l’on examine leurs motivations, on peut déceler des arguments très variables qui vont de la défense de la santé à la défense de la moralité en passant par une réaffirmation implicite de certaines prérogatives de la virilité. Ainsi, en Espagne, la législation franquiste apparaît comme un concentré de conservatisme catholique et de défense de l’ordre naturel patriarcal. Elle interdisait aux femmes de moins de 21 ans de conduire des tracteurs, des engins agricoles et tout autre véhicule à traction animale. Il était interdit aux femmes de forger des métaux.

L’approche protectionniste était complétée par une reconnaissance de la spécificité des femmes dans la seule mesure où celle-ci reposait sur des fondements biologiques. Cela explique la réapparition du mot « travailleuse » dans un contexte particulier : celui de la maternité. Le « biologique » apparaît ici également comme une technique de naturalisation de ce qui est une fonction sociale. Pour le dire rapidement, il y a, à la fois, une approche trop spécifique et pas assez spécifique..

Trop spécifique...dans la mesure où la plupart des facteurs qui menacent la santé reproductive ne se limitent pas à affecter la santé des femmes enceintes. Ils affectent généralement la santé des hommes et des femmes à différents niveaux (santé reproductive ... mais il reste difficile d’aborder les tabous concernant la fertilité masculine et ses rapports avec les conditions de travail ; autres aspects de la santé). Dans de nombreux cas, les règles spécifiques portant sur la maternité ont servi à éviter le débat de fond sur l’élimination à la source d’un ensemble d’agents nocifs pour la santé. Elles ont permis de réaliser un semblant de prévention en écartant des femmes enceintes de situations particulièrement dangereuses sans résoudre le problème à la source par des mesures permanentes de prévention collective.

Pas assez spécifique ... dans la mesure où cet intérêt soudain pour la biologie féminine se limite à la maternité ! D’autres questions liées à la spécificité biologique ne sont pratiquement jamais abordées. La littérature concernant les rapports entre les conditions de travail et les troubles du cycle menstruel est presque inexistante. L’étude de spécificités liée à l’exposition à des substances dangereuses soit en raison de leurs liens avec la production hormonale soit en raison de la composition différente de certains tissus est également très peu développée. Ce n’est que tout récemment que des études commencent à être effectuées sur les corrélations possibles entre le cancer du sein et le travail de nuit (Hansen, 2001).

L’approche protectionniste a progressivement cédé le terrain à une approche « neutre du point de vue du genre ».qui consiste à appréhender les questions de santé au travail du point de vue d’un travailleur abstrait dont la référence implicite est la normalité du travail masculin (« normalité » construite et qui ne correspond évidemment pas à l’extrême diversité des travailleurs masculins dans la réalité). C’est aujourd’hui la caractéristique principale des politiques de santé au travail menée dans l’Union Européenne et dans ses Etats membres en dépit de la rhétorique sur le mainstreaming.

Le passage à une approche de « neutralité de genre » n’a guère affecté la plupart des dispositions concernant la protection de la maternité. Seuls les pays scandinaves ont opéré un passage vers la santé reproductive globale dans des termes qui englobaient, à la fois la santé reproductive des hommes et celle des femmes et qui préconisaient des approches spécifiques uniquement lorsque des spécificités réelles avaient été démontrées.

La caractère fallacieux de la neutralité de genre apparaît d’emblée lorsque l’on s’interroge sur le seul secteur systématiquement exclu par la réglementation concernant la santé au travail tant en Belgique que dans l’Union Européenne. Il s’agit, comme disent les textes, des travailleurs domestiques qui sont - comme on devrait ne pas l’ignorer - avant tout des travailleuses domestiques. L’explication pourrait tenir en ceci : le travail domestique rémunéré est considéré comme la simple extension du travail non rémunéré qui « de façon naturelle » incomberait aux femmes. Cette vision de la division du travail permet de nier les risques de ce travail tant en ce qui concerne les risques inhérents à tout travail domestique (payé ou non payé) qu’en ce qui concerne les risques spécifiques que le statut salarial introduit ou accroît. Pourtant, les quelques données disponibles sur le travail domestique salarié indiquent qu’il s’agit d’un secteur avec des risques importants. Ainsi, les données belges concernant les accidents du travail font état d’un taux de gravité global très nettement supérieur à la moyenne du secteur privé (12.10 pour mille contre 2.18 en 1998).

Les politiques de santé publique

Bien que les politiques de santé publique aient abordé la dimension de genre de manière croissante au cours de ces dernières années, les entrées privilégiées ont été les différences biologiques et les comportements individuels ou styles de vie (ou une combinaison de ces deux composantes si l’on pense aux politiques concernant le cancer du sein). Le travail, tant rémunéré que non rémunéré, n’apparaît pratiquement pas dans la plupart des études sur la dimension de genre de la santé [4]. Les facteurs mis en avant ont ceci en commun : ils ignorent largement les rapports sociaux de sexe tout en reconnaissant (et c’est leur apport le plus positif) que les approches traditionnelles de la santé ont été peu attentives aux « problèmes spécifiques » des femmes. Quelques études ont été entreprises sur la corrélation entre la santé et le travail non rémunéré mais il s’agit alors principalement d’isoler la problématique des femmes qui n’ont pas accès au travail rémunéré plus que d’approfondir le lien entre la « double journée de travail » et la santé.

Il existe un obstacle méthodologique qui concerne tant les hommes que les femmes mais dont l’impact est plus important sur celles-ci. La santé publique tend à n’intégrer les conditions de travail que dans la mesure où un lien immédiat et direct existe entre un facteur déterminé et une pathologie. Elle reste très réticente à intégrer l’ensemble des conditions de travail dans une analyse des déterminants sociaux de la santé [5]. Cette méconnaissance est directement liée à un obstacle politique. L’intrusion de la santé publique dans la sphère du travail salarié s’est toujours heurtée à une résistance très forte de la part du patronat. Le lieu de travail a été conçu comme un espace privé et la gestion des entreprises est revendiquée comme une prérogative des employeurs [6]. Même dans les cas où le lien entre une exposition professionnelle et une maladie apparaît avec évidence, le patronat a toujours revendiqué une mainmise sur l’évaluation des risques (pour pouvoir les minimiser) et surtout un monopole de la prise de décision en ce qui concerne la gestion des risques. Il suffit de penser aux catastrophes sanitaires qu’ont représenté la silicose puis les maladies causées par l’amiante en Belgique. Mener une politique de santé publique en rapport avec le travail ferait voler en éclats le compromis fragile qui existe autour de la notion de « risques professionnels ». Cela montrerait que les atteintes à la santé ne résultent pas seulement d’événements accidentels ou anormaux mais aussi de l’effet normal du travail salarié, de l’usure qu’il produit, des multiples atteintes à la santé qui proviennent de son cours normal.

Les politiques de l’égalité des chances

La politique d’égalité des chances n’entend pas de bouleverser la division sociale du travail ni remettre en cause la domination masculine. Il s’agit avant tout d’assurer des chances égales pour l’ensemble des individus, indépendamment de leur sexe, sur le marché du travail et d’assurer à ces individus qu’à un travail égal correspondra un salaire et d’autres conditions de travail égales. Dans cette perspective, les facteurs d’inégalité sont souvent considérés comme des séquelles du passé. L’on observe même une tendance de plus en plus marquée à refuser de « situer » les inégalités dans les rapports sociaux de sexe : ainsi les actions positives devraient-elles se limiter à promouvoir le « sexe sous-représenté » tandis que les recours en justice intentés sur la base des dispositions communautaires ont pu, dans certains cas, paralysé des mesures nationales cherchant à promouvoir l’accès des femmes à des fonctions où elles étaient minoritaires parce que ces mesures auraient constitué des « discriminations sur la base du sexe » [7].

Rien n’oblige un employeur a faire évoluer son organisation du travail vers une mixité des tâches et des fonctions. Cet élément nous semble être l’explication principale de l’incapacité d’articuler les politiques de santé au travail avec celles qui concernent l’égalité. Que la définition des charges de travail aboutisse à une dévalorisation systématique du travail des femmes, que le contenu des tâches soit lui—même fortement sexué limitant à l’extrême l’emploi d’hommes ou de femmes pour des activités déterminées sur la base de l’assignation de rôles stéréotypés, que dans le choix des rapports contractuels, l’on observe des clivages significatifs entre les hommes et les femmes (temps partiel, travail à durée déterminée, etc…), voilà autant de facteurs qui concernent tout autant la santé au travail que l’égalité. Or, ils restent à l’écart des règles juridiques contraignantes concernant l’égalité et ne sont jamais abordés de front par les politiques de santé au travail.

L’exemple du harcèlement sexuel est révélateur. L’approche communautaire (suivie dans une large mesure par les politiques nationales) a privilégié une approche individuelle où la question est abordée dans les rapports entre harceleur et personne harcelée. Mais cette vision reste étroite si l’on ne comprend pas que le harcèlement sexuel peut également être lié à l’organisation du travail et devenir instrumental à la préservation d’une domination masculine [8]. Il est significatif à cet égard de constater l’importance du phénomène dans des professions traditionnellement fermées aux femmes. Cela permet de penser qu’outre la finalité sexuelle individuelle, il peut y avoir une finalité collective qui est moins sexuelle que symbolique et politique : elle est destinée à préserver des rapports hiérarchiques où la dimension de genre joue un rôle important. En dépit des évidences qui montrent que le harcèlement sexuel constitue aussi un danger du point de vue de la santé, il n’a jamais été considéré comme un thème qui pourrait aussi relever de la santé au travail et bénéficier des instruments mis en place dans ce domaine.

3. L’actualité d’un débat qui éclaire les logiques de contournement

L’analyse de la dimension de genre en santé au travail ne répond pas à un souci de perfectionnement théorique. Elle a des implications profondes dans la définition des politiques (y compris de la politique de la recherche) et dans les stratégies de prévention.

L’évolution du travail a défini de nouvelles frontières de l’inégalité plus qu’elle n’a produit une déségrégation du travail (tant rémunéré que non rémunéré). Les modalités de la division du travail varient mais l’impact différencié de celle-ci sur la sa té des hommes et des femmes demeure.

Si le problème se limitait à une distribution différente de risques suivant les professions et les secteurs, cela ne poserait pas de difficultés fondamentales pour les politiques de prévention. Mais l’analyse de l’impact des conditions de travail sur la santé montre qu’il n’y a pas une simple répartition aléatoire des risques entre hommes et femmes. En d’autres termes, la construction même de la division sexuelle du travail intègre comme un de ses déterminants une banalisation des risques liée à des stéréotypes masculins et féminins.

Suivant une typologie établie par Davezies (1999), les atteintes à la santé peuvent être analysées en trois groupes .

 les atteintes directes à l’intégrité physique dues généralement à des agents matériels (machines, substances) ou des facteurs physiques ;
 les phénomènes d’hypersollicitation dues à l’usage inapproprié ou excessif des hommes et des femmes. C’est l’activité de travail elle-même qui est en cause par son intensité ou son caractère répétitif
 les atteintes à la dignité. A cet égard, l’on peut relever une multiplication des formes de violence psychologique (humiliations, brimades, harcèlement moral).

Certes, ces trois groupes ne constituent pas des catégories étanches. Il existe une interaction entre les différents types d’atteinte à la santé. Pour des raisons diverses liées à la division sexuelle du travail, les femmes sont aujourd’hui plus menacées par les atteintes du deuxième et du troisième groupe [9]. En particulier, l’on peut constater une taylorisation accrue d’un certain nombre d’activités féminines dans l’industrie et une introduction de certaines formes de taylorisme dans des activités de service très fortement féminisées (travail hospitalier, distribution, call centers, etc...).

A cet égard, l’on peut citer des enquêtes de la DARES en France qui mettent en évidence comment pour les ouvrières l’on observe un maintien des “inconvénients du taylorisme sans ses avantages” (la formule est de Gollac et Volkoff, 2000, p. 64). Le tableau suivant est significatif:

% de personnes qui déclarent que ouvrières ouvriers
Elles travaillent à la chaîne 24 % 7 %
Leur travail est répétitif avec un temps de cycle inférieur à une minute 27 % 10 %
La hiérarchie leur dit comment faire le travail 29 % 21 %
Leur rythme de travail est contrôlé par la surveillance au moins quotidienne de la hiérarchie 43 % 37 %
Leur rythme de travail est déterminé par des normes ou délais à respecter en une heure ou moins 41 % 34 %
Leurs horaires sont déterminés par l’entreprise sans qu’elles puissent les modifier 84 % 87 %
Elles n’ont pas le choix des moments de pause 22 % 13 %
Elles n’ont pas le droit de parler au cours du travail 10 % 2 %
Elles n’ont jamais l’occasion d’aborder collectivement les problèmes d’organisation ou de fonctionnement du service 54 % 38 %
Elles vivent des situations de tension dans leurs rapports avec la hiérarchie 25 % 31 %

Source; enquête DARES 1998 in Gollac et Volkoff, 2000, p. 65

Historiquement, les pratiques de prévention ont toujours privilégié le premier groupe d’atteintes à la santé. Ces atteintes pouvaient, dans une certaine mesure, être détachées du fonctionnement normal du travail et être présentées comme des « accidents » ou des « dysfonctions » (pour une analyse critique, voir Dwyer 1991 et Bilbao 1997). Dans certains cas, l’on pouvait même considérer que les atteintes à la santé étaient aussi des troubles pour la production-et que, sur cette base, il existait un intérêt commun à mettre en oeuvre des mesures de prévention [10].

La plupart des enquêtes sur les conditions de travail indiquent que les femmes tendent à être sur-exposées aux phénomènes d’hypersollicitation et aux atteintes à la dignité. Ces atteintes sont celles qui peuvent le moins être traitées comme des dysfonctionnements de l’organisation productive. Elles sont, au contraire, directement liées à l’intensité du travail (et à sa rentabilité du point de vue du capital) et à son organisation hiérarchique.

Par ailleurs, la prise en compte de la dimension de genre implique aussi qu’il soit tenu compte du rapport entre le travail rémunéré et le travail non rémunéré. Enfin, le rapport étroit entre les conditions de travail et les rôles stéréotypés débouche sur une analyse critique de la construction du masculin (ou de la virilité) et du féminin.

Dès lors, les pratiques de prévention sont appelées à remettre en question des déterminants centraux de l’organisation du travail et de la reproduction sociale. Mais, par là même, elles cessent d’être de simples pratiques de prévention. Elles courent le risque de perdre le statut de neutralité technique qui les caractérisent. Elles ne peuvent que s’intégrer dans des pratiques de transformation politiques et sociales qui se déploient sur un champ bien plus vaste que la seule élimination des risques du travail. Cela nous paraît expliquer la puissance des mécanismes d’occultation que nous avons pu constater.

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Notes

[1Au moment de la rédaction de cet article, environ 140 personnes ou institutions avaient répondu à notre questionnaire.

[2Voir sur le site internet du BTS http://www.etuc.org/tutb/fr/femmes.html, et CC.OO. (2001).

[3Voir Science et genre de I. Löwy dans Hirata, Laborie, Le Doaré et Senotier, 2000, pp. 187-191.

[4La seule exception qui nous ait été communiquée concerne l’Allemagne. Voir Ducki (2001).

[5L’exemple de la tuberculose est frappant. L’épidémiologie et les politiques anti-tuberculeuses contournèrent presque complètement la question décisive de l’usure par le travail (Cottereau, 1978). La manière dont les politiques de santé publique abordent généralement le cancer est tout aussi révélatrice d’une stratégie de contournement des conditions de travail.

[6Suivant la formule patriarcale de la Loi belge sur les contrats de travail du 3 juillet 1978, l’employeur veillera à la santé et à la sécurité de ses travailleurs en « bon père de famille ».

[7Voir l’arrêt Kalanke, Cour de Justice des Communautés Européennes du 17 octobre 1995, Rec., I, p. 3069.

[8Ce constat s’applique aussi dans une large mesure au harcèlement moral qui est lié à la constructiondu pouvoir masculin dans l’entreprise (indépendamment du sexe des victimes et des « harceleurs »). Voir M. Grenier-Peze (2000).

[9Cela apparaît notamment dans les travaux menés par Annie Thébaud-Mony et Véronique Daubas-Letourneux sur les données des enquêtes de la Fondation de Dublin relatives aux conditions de travail en Europe. Je les remercie de bien avoir voulu me communiquer leurs données avant la publication.

[10Il existe une abondante littérature, plus apologétique que scientifique, qui lie la santé au travail à l’amélioration de la productivité. Des générations d’économistes ont usé leurs calculettes à établir le coût caché des accidents du travail pour le patronat dans l’espoir de convaincre celui-ci que son intérêt bien compris impliquait l’amélioration des conditions de sécurité.

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